(100 au dé pour l'évolution d'Horace)

Horace aimait bien Runa, mais avant de la rencontrer, il n'avait jamais réalisé à quel point il était bon à rien. Il n'en louait que davantage la patience de la brune, qui lui montrait les techniques, postures, attitudes adéquates à leur survie, mais le solitaire avait beau y mettre toute sa concentration, sa maladresse ou son manque de chance le rattrapaient toujours pour ruiner ses tentatives. On aurait presque pu croire qu'il le faisait exprès, si son visage, d'habitude neutre, n'exprimait pas aussi vivement les efforts qu'il entreprenait pour bien faire. La concentration, la volonté exsudaient de ses séances d'entraînement, dont il sortait en nage et fourbu ; au moins sa carrure s'étoffait-elle un brin. Mais il était toujours aussi peu doué de ses pattes et terriblement lent à la détente. Au mieux pouvait-il rabattre les proies vers Runa, quand celles-ci ne lui filaient pas sous le nez, entraînant sa surprise - et sa chute.

L'avantage, c'est que depuis l'enfance, il était habitué aux bosses et égratignures, mais ça ne l'avançait pas beaucoup plus quand il s'agissait de remplir leurs estomacs. Son réel point fort résidait dans sa mémoire, qui lui permettait au moins de retenir les plantes et caractéristiques du nouveau lieu dans lequel ils avaient atterri, et qu'ils exploraient depuis plus de deux mois à présent. Le bleu n'était toujours pas une flèche en orientation, mais au moins il repérait de plus en plus facilement les sentes qu'ils empruntaient pour quadriller le secteur ! Il se fiait entièrement à l'avis de son aînée, suivant ses directives sans jamais rechigner - quoi qu'à son rythme. Se voyant si peu utile, il comprit un peu mieux quel trésor de patience devait être sa mère et le talent de diplomate qu'elle avait dû déployer pour qu'il ne se fasse pas jeter du groupe de solitaires ; et chaque jour, il remerciait les dieux que Runa soit de si bonne composition pour le supporter à son tour.

Néanmoins, grâce aux compétences innombrables de la louve Yten, ils faisaient leur bout de chemin dans la forêt, même si le solitaire - était-il encore solitaire ? - n'avait pas vraiment l'impression de progresser vers les Cavernes. Ni même de progresser tout court, en fait, mais ça c'était un problème autrement plus vaste. Il était assez lucide pour comprendre que des deux, c'est sa patrie qu'il trouverait en premier, bien avant son utilité. Il espérait cependant que ce ne serait pas trop problématique pour son intégration.

(dé de détection : 43)

Les jours où ils partaient en exploration étaient ceux qu'Horace préférait ; même s'ils marchaient la journée entière, retournant parfois sur leurs pas pour que Runa vérifie leur direction ou des éléments du décor, c'était dans ces moments-là que le bleu se sentait plus à son aise. La brune avait beau être pédagogue et gentille avec lui, sa propre incompétence commençait à lui sortir par les yeux.

Aujourd'hui, au moins, ils étaient sur un sentier connu, qu'ils avaient déjà pris la veille, et l'avant-veille aussi, et même le jour d'avant. Le jeune loup commençait à s'habituer aux obstacles végétaux qui parsemaient leur route et menaçaient continuellement de l'entraver, attrapant des mèches de ses cheveux ou de sa queue. À force, il ne tombait plus dans le piège de leurs branches, et se plaisait à faire l'inventaire de ces ennemis connus et reconnus au fur et à mesure qu'ils avançaient.

Le massif de ronces, les fougères qui le dépassaient en taille, les racines qui sortaient juste ce qu'il fallait de terre à cet endroit pour faire trébucher une patte traînante... Suivant Runa en mode automatique, le bleu regardait à droite et à gauche ce paysage qu'il commençait à connaître comme lui-même. Les fourrés, les arbustes, les jeunes plants... Et soudain, quelque chose jura dans son tableau familier, vu et revu jour après jour. Horace s'arrêta, et pencha la tête sur le côté, intrigué. Depuis la veille, quelque chose avait dû franchir le bouquet de sureaux non loin de leur route, car deux branches pendouillaient la tête en bas, rompues peu après leur base. Le bleu resta planté sur le chemin, fixant cette altération de son environnement routinier.

« Tiens, tu as vu Runa ? Les branches n'étaient pas cassées, hier. C'est au moins quelque chose d'aussi gros que nous qui a dû franchir le passage entre les troncs... »

Runa fourrageait non loin, sûrement sur le point de revenir vers le beige, qui gardait sa fragile attention sur les branches - d'ici qu'il détourne le regard et ne puisse plus les retrouver, il aurait l'air malin. Mais alors qu'il fixait son objectif, une sensation désagréable lui balaya la nuque, qu'il identifia rapidement comme un souffle. Ah... il y avait donc probabilité pour que ce "aussi gros que nous" soit déjà passé... puis revenu derrière lui ?

Horace se retourna lentement, vu qu'a priori il n'avait plus besoin de relever l'emplacement de son indice, maintenant obsolète. Il eut l'impression de faire face à une muraille de poils bruns, au sommet de laquelle deux yeux d'acier dardaient sur lui un regard hostile. Le solitaire fut incapable de réagir, alors que son cœur menaçait de s'extraire de sa poitrine à la force de ses battements ; il aurait pu contempler très longtemps cet effrayant Goliath, persuadé que sa dernière heure avait sonné, quand Runa surgit, d'abord menaçante, puis enthousiaste. Son persécuteur avait maintenant un nom : Jeremiah. Le nom de son objectif, en somme.

C'est à peine s'il entendit la suite des paroles de sa comparse ; il ne parvenait pas à quitter des yeux son vis-à-vis, mais l'effroi avait laissé la place au choc et à l'admiration. Il était donc le héros dont lui avait parlé sa mère, le chef charismatique qui pourrait décider de son sort ! Il en était à la fois effrayé et ravi, bien que ces deux émotions parviennent difficilement jusqu'à la surface de son visage.

Quand la brune eut finit de parler, il recula d'un pas, et oublia toutes les difficultés qui les avaient amenés ici : ses égarements, les souterrains, la forêt... Plus rien ne comptait que ce moment présent où enfin le but de son épopée était palpable - et avait les sourcils froncés, mais c'était un détail. Le jeune loup s'inclina respectueusement devant son aîné, tête, oreilles et queue basses.

« Jeremiah... c'est un immense honneur de vous rencontrer. Je pense que ma mère aurait aimé vous revoir, mais elle... » Il s'interrompit, se mordant rapidement la babine, avant de reprendre, gardant la tête bien basse. « Elle m'a transmis ses salutations pour vous. »

Il aurait aimé l'implorer pour rejoindre les cavernes, mais se sentait honteux de son manque de capacités, surtout après avoir vu Runa à l’œuvre. Pour la première fois, il se rendait compte qu'il lui faudrait faire ses preuves, et qu'il était probable qu'il échoue. Pourtant, il était déterminé à tout donner pour gagner sa place au sein de la tribu, et se redressa avec cette volonté en tête pour refaire face à son chef.

« Je vous cherche depuis longtemps. »

Ce n’était pas ça. Ce n’était pas ce qu’il était venu chercher. Alors qu’on le toisait avec froideur et que même Runa se voyait presque rabrouée, elle qui avait plus de chance que lui de trouver sa place chez les Cavernes, Horace comprit qu’il s’était trompé. Il n’y avait rien pour lui ici. Il en eut une pointe au cœur, mais se sentit également soulagé ; il n’aurait plus à trimer pour faire ses preuves et devenir quelqu’un qu’il n’était pas.

Au moins avait-il suivi la volonté de sa mère en arrivant jusqu’ici ; le reste, il le prendrait en patte, quoi qu’il advienne. Le bleu tressaillit à la question peu amène de Jeremiah, et son regard plongea vers le sol. Il avait plus que jamais envie de fuir cet endroit, de planter les Ytens et de ne pas se retourner. Il entendit la réponse de la brune, et sentit son attention sur lui. Son estomac se serra, et il ne parvint qu’à bafouiller quelques syllabes - des excuses mélangées à une tentative de présentation, rien d’intelligible.

Puis finalement il se baissa un peu plus en une sorte de salut, et se prépara à filer par la petite porte, prenant juste le temps de baragouiner à voix basse.

« Pardon du dérangement. Je me suis trompé. »

Et l’instant d’après, il faisait volte-face et déguerpissait dans les broussailles, emportant avec lui sa gratitude pour les enseignements de Runa et ses meilleurs souhaits de réussite pour le groupe.