GAOR

Le sommeil le fuyait, avait-il eu une seule nuit complète depuis l'événement? Celles qu'il avait passé inconscient, les premiers jours, puis celles où la fatigue et la sous-nutrition l'avait assommé suffisamment longtemps. Toka avait quitté la tanière avec Elie, elle était assez grande pour prendre soin d'elle et de sa soeur adoptive sans lui. Toute trace d'admiration avait disparu de leur regard. Hadanalith n'était toujours pas rentrée. De temps en temps Kaporal déposait une proie et lui ordonnait de manger. Il repartait aussitôt, il savait que l'assassin obéirait. Obéir, il fallait croire que c'était la seule chose qui le maintenait encore en vie. Kaporal lui avait ordonné de vivre, il vivait.

Sa maigreur était effrayante, ses cotes et ses hanches saillaient sous sa peau. Sa fourrure complètement miteuse avait perdu tout son lustre. Le bleu électrique de ses ocelles, qui jadis brillaient même sous la faible lueur des étoiles, était devenu aussi terne qu'une vieille fleur fanée. Certaines de ses griffes étaient cassées, d'autres, trop longues, finiraient bientôt dans le même état. Il s'était levé, las de tourner et retourner dans sa modeste tanière. Il avait abandonné l'immense qu'il partageait avec ses enfants adoptifs, à un jeune couple qui allait avoir une première portée. Après tout, maintenant qu'ils l'avaient tous abandonnés, à quoi bon avoir une grande tanière?

Il quitta le clan, le garde en faction le laissa passer mais le suivit du regard, nul doute que Kaporal serait informé de sa promenade. Il soupira, ça ne changeait rien. Rien ne changerait plus rien. Il s'était perdu et ne savait pas comment se retrouver. Rien de pire ne pouvait lui arriver, pas même de mourir. Il emprunta les bulles pour remonter dans la forêt. La lune, à travers le feuillage, teintait tout d'un doux bleu. Les chants des oiseaux avaient laissé place au hululement des chouettes et aux stridulations des criquets. A chaque pas qu'il faisait les petits frottements s'interrompaient et reprenaient derrière lui, comme s'il était accompagné d'une vague de petits insectes. Un mâle salamandre néon passa en trombe devant lui pour se jeter dans une flaque, laissant dans ses yeux la persistance de sa lumière fluorescente.

La nuit avait finalement quelque chose d'apaisant quand personne n'était là pour vous montrer un regard de pitié, de mépris ou de gêne. Enfin, le calme était une chose qui n'existait jamais bien longtemps sur EL. Il entendit un hurlement dans la forêt. Un loup était en chasse, mais il n'était pas du clan. Plus étrange, il prévenait sa proie qu'il allait l'attraper... Il fallait qu'il aille voir ça. Il en avait marre des conneries de ce pays, pourquoi fallait-il que des tarés et des psychopathes l'arpentent de long en large.

Alors qu'il avançait dans leur direction, les hurlements cessèrent. Remplacés par... Des couinements de douleurs?! C'était un louveteau ça! Mais quel foutu monstre était en train de torturer un bébé?! Il se mit à courir. Sa condition physique l'épuisait rapidement, bientôt il soufflait comme un boeuf. Les cris avaient cessés. Son coeur battait à tout rompre comme s'il allait le lâcher.

Il arriva enfin dans une minuscule carrière. Une odeur de terreur pure et de sang lui envahit les narines. L'assassin était parti, il sentait encore la vague odeur de la haine sous une couche de crasse. Ce solitaire... S'il mettait la patte dessus... C'est là qu'il aperçut le petit corps. Allongée, dos contre le tronc, la petite louve ne devait pas avoir plus de six mois. Ses cotes, brisées se soulevaient difficilement. Son dos était entièrement déchiré, le mâle l'avait secouée comme une proie dont on cherche à briser la nuque. Le loup des cavernes ne put retenir un grondement menaçant. Vu l'odeur, il avait fait ça à sa propre fille, et à en juger par son corps couturé de vieilles cicatrices, ce n'était pas la première fois. Quoique cette fois, il avait été trop loin.

Le géant redressa la tête de la petite louve avec autant de délicatesse qu'il le pouvait. Elle pourrait mieux respirer ainsi. Dans son état, elle n'était pas transportable. Mais avec le froid de l'hiver, elle ne survivrait pas dans son état s'il allait chercher de l'aide. Elle tremblait déjà. Il s'allongea contre elle, regrettant maintenant d'avoir laisser sa fourrure se dégrader à ce point. Elle avait été tellement épaisse que la petite louve aurait pu s'y blottir sans même le toucher à travers. Doucement, il commença à lécher ses plaies, à la fois pour les nettoyer, et pour les aider à cicatriser plus vite.

Tout ira bien maintenant, je te le promet.

GAOR

La petite boule de poil - elle paraissait si minuscule contre lui, à peine plus grosse qu'un chat, elle avait sûrement été mal nourrie - cessa rapidement de trembler. Peu à peu, sa respiration se fit moins saccadée. Ses soins avaient au moins eu pour effet d'arrêter les saignements. Si elle survivait à cette nuit, la petite vivrait une vie longue parmi le clan de l'Eau. Elle avait couiné plusieurs fois, malgré toute la douceur dont il faisait preuve, ses plaies devaient la faire atrocement souffrir. Par contre, vu le goût affreux de son pelage, on ne l'avait probablement jamais lavée non plus. Mais quel genre de parents avait-elle pu avoir? Qui pouvait traiter sa progéniture d'une telle façon? Les louveteaux étaient une petite merveille de la nature, de leur première respiration à leurs premiers pas en tant qu'adulte, ils ravissaient le coeur du géant. Il se promit de lui donner un bain quand elle serait suffisamment remise. Vu sa crasse, les coups de langue n'y feraient plus grand chose, il lui faudrait la baigner dans le lac.

Sa respiration se fit plus profonde, elle avait sombré dans le sommeil ou bien dans l'inconscience. Les heures les plus difficiles, celles qui décideraient de quel coté du Grand Gouffre elle serait demain, commençaient. Le loup des cavernes ne s'autorisa à aucun moment de ne fermer ne serait-ce qu'un oeil. Quand il avait un doute sur le fait qu'elle respire encore, il lui donnait un coup de langue sur la truffe. Son petit museau se fronçait, il était rassuré et reposait sa tête sur ses pattes, l'oeil rivé sur la poitrine de la petite louve.

Quand l'aube vint et que la petite respirait toujours, Gaor avait compris qu'elle était sauvée. Du moins s'il pouvait la conduire rapidement à un médecin sans rouvrir ses plaies. Il attendit que le soleil baigne la clairière dans sa douce chaleur d'hiver. Il se leva et prépara un épais tapis de feuille morte avant d'y déposer la petite louve. Au soleil et isolée du sol, elle conserverait suffisamment sa chaleur pour qu'il ait le temps de construire un brancard de fortune. Ainsi il ne tirerai pas sur sa peau en la transportant. Il cassa deux grosse branches qu'il lia avec du lierre. Il tissa très grossièrement le végétal pour faire un matelas fin. Il déposa la petite louve dessus, puis avec d'autres fibres, il fit un lien entre les deux barres du brancard afin qu'il puisse le tirer.

Il se mit en route avec son précieux fardeau.