-Kuma-

Kuma était perdue. Elle marchait, une patte devant l'autre, la tête basse. Dans le noir complet. Elle ne savait pas exactement combien de temps s'était écoulé depuis la batailles des cavernes. Elle ne savait pas exactement ou elle était non plus. Elle savait que le sol sous ses pattes était dur, et que le soleil caressait son pelage, signe qu'elle n'avait probablement pas encore quitté la plaine savane. Elle marchait.

Elle aurait du mourir le jour de la bataille. Elle en était certaine. Elle aurait du mourir en se battant pour son clan, tel était son destin. Et elle n'avait aucune idée de pourquoi les Dieux l'avait laissée en vie ce jour là. Elle avait longtemps pensé que c'était uniquement pour la faire souffrir, pour voir la déchéance de sa race, pour la torturer à petit feu, la laissant crever de faim et de soif sous le soleil. Mais pourtant elle était là, et elle était bien vivante. Son pelage était lavé du sang qui le souillait, ses blessures avaient petit à petit cicatrisé, son visage la tiraillait encore, et son épaule la lançait, mais elle pouvait à présent marcher presque normalement. Donc, elle marchait.

Le jour de la bataille, elle s'était éveillée alors que l'endroit semblait désert. Elle s'était levée, la tête pleine des odeurs de sang et de guerre qui résonnaient presque sous son crâne comme une mélodie lancinante. Elle avait fait quelque pas, sentit la trace de Sygrid, la fille de Yogrenn. Désœuvrée, elle l'avait suivie revenir vers l'intérieur des terres. Avaient-ils fuit ? Était-elle blessée ? Kuma n'en avait aucune idée. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle avait fait honte aux cavernes en se faisant battre de cette manière, en perdant connaissance. Elle était incapable de retourner au campement, alors même qu'elle ne servait plus à rien. Elle n'était plus qu'une vieille louve aveugle et blessée. Elle décida donc de s'enfoncer dans la plaine savane, pour y mourir paisiblement. Elle avait toujours aimé cet endroit, sauvage, brut, et elle préférée s'abandonner là que finir entre les pattes des loups de la source. Elle avait clopiné des jours durant, son esprit faisant peu à peu la paix avec les Dieux, et avec elle-même. Malgré la douleur, la soif et la faim, elle ne mourra pas. Elle arriva finalement à la rivière, ou un mince filet d'eau perdurait, assez pour étancher sa soif. Elle s’allongea là, et s'endormit. Mais elle ne mourra pas. Au réveil, la douleur de son épaule s'était encore amplifiée. Elle ne pouvait presque plus marcher. Alors elle resta là, allongée près de la rivière, attendant la mort. Mais elle ne mourra pas. Ce n'était pas son heure.

Après quelques temps, elle put reprendre la chasse, lorsque son épaule put de nouveau la supporter. Elle commença par des insectes, des plantes, puis des petits rongeurs, uniquement à l'ouïe ou à l'odorat. Elle était faible, mais reprenait peu à peu des forces. Bientôt, elle comprit que la plaine savane ne serait pas sa tombe, du moins, pas aujourd'hui. Que devait-elle faire à présent ? Kuma était une louve grégaire, elle ne pouvait se satisfaire d'une vie en solitaire. Et après autant de temps, elle avait réalisé que même si elle n'avait pas fait honneur à sa race, peut-être pouvait elle se rattraper. Les Dieux lui laissaient une chance, il lui fallait la saisir. Alors qu'une nouvelle fois la vie s'imposait à elle, et que ses chaleurs se déclenchaient, elle décida de rentrer chez elle, chez les cavernes. Dans sa famille.

Le chemin de retour fut plus court, mais tout aussi hasardeux. Elle n'avait plus aucun point de repère, mais elle s'y était habituée. Elle marchait, trébuchant souvent, tombant parfois, mais elle avançait, vers ce qui lui semblait être la direction du camp caverne. Finalement, alors que la nuit tombait doucement et que la température se faisait plus fraiche, elle sentit une odeur qu'elle connaissait bien : celle de la Source. Elle avait marché dans la mauvaise direction ... Elle s'assit, ne sachant pas vraiment quoi faire. Devant elle se trouvait la Source, le clan qu'elle avait combattu durant la dernière bataille. Mais à présent, elle ne ressentait plus aucune agressivité. Elle était seulement fatiguée. Peut-être qu'elle croiserait un sentinelle, qui lui indiquerait le chemin, ou bien qui mettrait fin à sa vie. Cela l'importait peu finalement peu.

Soudain, un bruissement de feuille, une flagrance légère. Elle releva la tête par réflexe, ses yeux étant bien incapables de l'aider à déterminer qui était là. Elle lança d'une voix calme, rauque de n'avoir pas été utilisée pendant aussi longtemps :

"Qui est là ?"

-Kuma-

Le bruissement s'était arrêté. Elle avait tendu l'oreille, mais l'odeur et le bruit s'était arrêté. Soupirant, la louve s'était remise en marche. Elle longeait la frontière, pour le moment son seul repère, avec la démarche lourde et pataude d'une louve blessée et fatiguée. Quelques minutes passèrent, quand soudain Kuma entendit de nouveau un bruissement, plus proche, qui se rapprochait. Puis, une voix, grave, forte, menaçante :



Kuma se figea, tournant la tête vers ce qu'il semblait être l'origine du bruit. L'odeur du loup lui chatouilla les narines, alors que sa voix résonnait toujours dans ses oreilles. Une voix qui lui rappelait une époque bien lointaine, une époque ou finalement, tout était plus simple. L'époque ou elle était encore à la Source, ou son clan n'était pas détesté de tous. Ou elle n'avait pas du combattre ses anciens coéquipiers d'entrainement, ou elle était sous la tutelle de chefs d'armée justes et intransigeants, comme celui qui se tenait devant elle. Elle dit d'une voix faible, rauque :

"Heimdall ?"

Allait-il l'attaquer ? Plongée dans les ténèbres, elle n'en avait aucune idée. L'émotion la prit à la gorge. Elle n'avait plus d'idéaux. Ce pour quoi elle s'était battue toute sa vie, la pureté de la race Caverne, sa supériorité, tout cela était un mensonge. Toute sa vie elle s'était battue, plus que quiconque, pour être reconnue par Yogrenn, et pas une seule fois il avait arrêté de la voir comme une future mère porteuse. Pourtant, à la Source, ses résultats étaient approuvés, encouragés. Elle n'y faisait pas attention à l'époque, trop obnubilée par l'avis du chef des Cavernes, mais elle s'était beaucoup améliorée. Elle s'était sentie intégrée. Et pourtant, quand était venu le temps de se retourner contre ce clan qui les avait nourris, accueillis, hébergés, elle n'avait pas hésité une seule seconde. Le souvenir de ses crocs s'enfonçant dans la gorge de la sentinelle à la frontière ressurgit, provoquant un haut le cœur dans son ventre. Ils ne méritaient pas ça. Heimdall avait le droit, presque le devoir de la tuer, pour laver ce qu'elle avait fait subir à son clan.

Kuma baissa la tête, toujours neutre. Elle offrait presque sa nuque au chef d'armée, qui d'un geste pouvait l'achever s'il le sentait. Elle ne se battrait pas, mais s'il décidait de la laisser partir, elle en serait reconnaissante. Elle dit d'une voix neutre :

"Je ... Je suis perdue. Je ne sais plus comment rentrer chez moi." Après une petite pause, elle ajouta,plus bas mais toujours neutre :" Je ne sais même plus ce que j'appelle chez moi"

-Kuma-

La louve caverne entendit un grondement sourd. Elle imaginait bien le chef d'armée le poil hérissé, les crocs sortis. Elle ne faisait définitivement pas le poids. Il aboya :


Kuma recula instinctivement, le cœur battant. Elle ne demandait que ça, partir, se casser loin de tout, de ces fichus clans qui n'étaient pas capables de prendre soin de leurs membres. Mais elle avait tué un Source, et elle serait surement rejetée par les cavernes : elle n'avait plus d'endroit ou aller. Pour la première fois depuis longtemps, la peur lui prit les tripes. Pas la peur de mourir, mais plutôt celle de vivre, seule, loin de tous.

Soudain, elle entendit un bruit de battement d'aile, et un souffle courut sur son visage. Le vampire ailé s'était-il envolé ? Surprise, elle émit un son, mi-grognement mi-glapissement de peur, et bondit. Etait-il en train de l'attaquer ? Peut-être s'était-il envolé pour lui retomber dessus ? il en aurait eu marre d'elle et aurait décidé de revenir en héros après avoir tué une meurtrière ... Kuma, mue par une pulsion vitale, s'enfuit, dans le noir complet. Son épaule, toujours pas complètement rétablie, la rappela à l'ordre, mais l'adrénaline lui cachait la douleur. Elle courut le plus vite qu'elle pouvait en priant qu'il n'y ai pas un arbre sur son chemin. Elle ne savait pas ou elle allait. Elle voulait juste partir le plus loin possible de tout.

-Kuma-

Complètement désorientée, la louve entendit néanmoins le bruissement d'aile d'Heimdall se rapprocher, et un son sourd en face d'elle. Elle pila, manquant de tomber sur ce qu'elle pensait être le chef d'armée. Pourquoi l'avait-il arrêtée si ce n'était pas pour la mettre à terre ?


Une fraction de seconde lui suffit pour comprendre. Elle s'était trompée de direction ... Une vague de colère la submergea : si Heimdall voulait tant qu'elle s'en aille sans la tuer, autant qu'il lui dise par ou aller ! Elle sentit un coup de tête la pousser vers le côté et fit un pas dans la bonne direction. Elle sentait la présence du mâle se rapprocher, sentait le toucher léger de son poil et l'air qu'il déplaçait. Depuis qu'elle avait perdu la vue, elle ne vivait plus que dans un monde de toucher et de son. Une pointe de désir lui traversa le ventre comme une pulsion sauvage, lui rappelant que les chaleurs étaient toujours là, mais l'angoisse la fit taire bien vite.

Elle sentit une nouvelle poussée qui manqua de lui faire perdre l'équilibre, et baissa la tête. Elle comprenait qu'Heimdall se répugnait à tuer la caverne sans défense ... Mais comment pouvait-elle être sûre de ne pas retomber sur la frontière Source, si il se contentait de lui indiquer les Terres cavernes ? Elle tourna la tête vers la source des paroles, essayant de rester proche du mâle. Il était actuellement son unique point de repère, et le son de sa respiration l’orientait. Elle dit d'une voix d'abord faible, puis de plus en plus amère :

"Tu penses que ma place est chez les cavernes ? Tu penses vraiment que Yogrenn, avec tout le respect qu'il porte aux femelles, ne me renverrait pas mourir en me voyant ?"

Elle détourna la tête, la gorge nouée. Elle qui était si forte, être ainsi dans une position de faiblesse la déroutait presque autant que de ne plus rien voir. Elle ne savait plus ce qu'elle voulait, sa volonté était fissurée, éraillée. Elle ne savait plus ce qui était réel ou juste de l'ordre de ses peurs paranoïaques. Peut-être Heimdall attendait-il seulement qu'elle se retourne pour la tuer sans qu'elle se défende ? Une idée germa dans sa tête, une idée qui lui permettrait de se repérer plus facilement, d'avoir accès à de l'eau potable et potentiellement des proies, et de reprendre ses esprit.

"Si tu veux vraiment ne jamais me revoir, amène moi aux frontières solitaires. Je me débrouillerai ensuite."

-Kuma-

Kuma ne broncha pas, les paroles d'Heimdall venant s'ajouter à l'énorme pile de doutes qui s'amassait en elle. Yogrenn serait mort ? Impossible. Le loup mentait probablement pour la déstabiliser. Néanmoins cela pouvait concorder avec la retraite des cavernes ... mais sa tête qui décore le camp ? Non, c’était bien trop sensationnel pour être vrai.


Kuma aurait sourit si elle n'avait pas été aussi groggy. Elle avait entendu le mâle soupirer ... Mais il avait accepté finalement, ce qui la soulageait grandement. Une fois en terre solitaire, elle trouverait la rivière, et pourrait marcher droit devant elle afin de rejoindre les tanières, le lieu le plus sécure. Le chef d'armée se rapprocha de nouveau d'elle, la poussant pour la guider. Cette fois-ci, elle suivi sagement ses gestes, se collant à lui pour trouver le chemin. Leurs poils s'entremêlaient, et elle ne pouvait s’empêcher de fantasmer ... Mais elle chassa vite ces pensées. Ils étaient ennemis maintenant, et même si elle n'avait aucun ressentiment pour lui, lui en avait probablement.


Kuma suivait docilement les directives d'Heimdall. Le voyage se passa en silence, uniquement rythmé par la voix d'Heimdall, sèche, donnant des instructions ponctuelles, et la sensation grisante du pelage du mâle tout contre le sien. Kuma ne savait pas quand est-ce qu'ils allaient arriver, et c'était à présent le moindre de ses soucis. Ses hormones se déchaînaient dans son ventre, son cœur battait plus vite qu'à l'accoutumée, et si fort qu'elle se demanda un moment si le mâle pouvait l'entendre. Le silence ne lui offrait aucune distraction, aucune porte de secours..

-Kuma-

Après un certain temps, Kuma put sentir que l'air changeait. Sa patte lui faisait mal, mais elle ne le montrait pas. La nuit était peut-être en train de tomber .... elle n'était pas sûre. Finalement, Heimdall s'arrêta, et d'un coup de museau un peu brusque la renvoya devant. Alors ... Ils étaient arrivés ? C'était la fin ? D'un côté, la caverne était soulagée que le clanique Source ne l'ait pas tuée. De l'autre ....


La louve acquiesça lentement, malgré le grognement du chef d'armée, et le remercia d'un "Merci" sincère. Elle pouvait s'en sortir à présent, mais elle ne voulait pas partir. Ses entrailles lui criaient de se rapprocher, d'aller chercher le contact avec ce mâle, qu'elle savait beau à sa manière même sans le voir. La tension était presque palpable. Elle ne pouvait pas partir sans avoir au moins essayé. Après tout, elle n'avait qu'une vie, et elle était stérile. Il y a à peine quelques jours, elle était prête à se laisser mourir au fond d'un ruisseau. Aujourd'hui elle n'avait plus rien à perdre, plus rien.

Elle se rapprocha lentement, d'un pas, à l'écoute. Si Heimdall se remettait à grogner et à la menacer, elle s'en irait. Elle approcha lentement la tête, et son museau heurta doucement la fourrure d'Heimdall. Elle sursauta légèrement : elle ne pensait pas être si près de lui. Elle inspira son odeur, résistant avec beaucoup de difficultés à fourrer son museau dans ses poils, puis ouvrit la bouche pour dire d'une voix un peu cassée, d’où transparaissait malgré elle le désir violent qui l'agitait :

"Je ...Tu ne veux pas rester ? Juste un peu ?"

Immobile, Kuma ne tremblait plus de peur, dirigée par ses hormones. Elle était attentive au moindre mouvement du loup, prête à s'écarter s'il le fallait, ou qui sait, à se rapprocher encore. Son cœur battait à en sortir de sa poitrine, ses attes tremblaient légèrement sous le coup de l'excitation. Elle n'avait jamais connu d'autre loup que Bosco, elle s'était laissé posséder par devoir envers son clan, mais aujourd'hui elle n'avait plus aucun devoir. Elle était libre.

-Kuma-

Le silence résonnait dans les oreilles de Kuma alors qu'elle commençait à douter. Elle ne pouvait pas voir le loup, seulement l'écouter, et pour le moment il restait muré dans son silence. Puis, il bougea et jura : Et puis merde!. Kuma se tendit. Que voulait-il dire ? Elle releva la tête, le sentant se déplacer, mais ne bougea pas. En une fraction de seconde, il fut derrière elle, et elle sentit son poids sur son dos. Elle souffla, au comble du Désir, et elle le laissa la posséder en une étreinte sauvage, sans tendresse.

Une fois terminé, le feu dans son ventre se calma enfin, la laissant épuisée et les pattes douloureuses. Le souffle court, elle tourna la tête alors qu'Heimdall claquait ses mâchoires près de sa tête, la chassant.


Elle tourna la tête vers lui en s'éloignant, sans un mot. Elle aurait aimé le voir, mais elle restait dans le noir. Elle secoua la tête avant de partir droit devant elle d'une démarche lente. Elle avait encore du chemin, mais si elle longeait les marais, elle pourrait se repérer. Heimdall ne le savait sûrement pas, mais il venait probablement de lui sauver la vie. Elle espérait qu'il avait au moins profité du petit interlude qui resterait secret entre la caverne et lui.