La route leur prit presque cinq jours pour aller du palais lumineux au cimetière des âmes damnées. Ils n'avaient pas couru, mais avaient pris leur temps, observant une dernière fois les paysages, profitant malgré la situation de ce qui leur resté comme instants de vie, car ils étaient précieux à présent. Ils ne s'étaient pas quitté un seul instant, avançant vers le lieu de leur mort prochaine côte à côte. La route avait aussi semblé bien longue car parfois, ils furent tendus, peureux à l'idée de voir la lame du Faucheur, stressés à l'idée de se faire volontairement tuer. Et si le second à mourir flanchait au moment où le premier quittait ce monde ? Ils s'étaient promis de passer de l'autre côté ensemble, aucun n'avait le droit de se rétracter. Sur le chemin, Adrian avait été incertain et s'était arrêté. Il avait voulu abandonner, par frousse, mais Hybris l'avait remis sur le chemin. Non sans peine, car la chauve-souris avait dû être poussée et la juge avait dû trouver les mots pour le convaincre. C'était son plan à la base, alors il n'avait pas intérêt à se défiler comme une lopette et à la laisser seule.

Ils franchirent ensemble la terre du cimetière. Adrian s'arrêta un instant, observant silencieusement ce territoire. Ici, le temps semblait s'être arrêté. C'était un lieu calme et il y flottait une torpeur naturelle. Son regard croisa celui d'Hybris. Non, il ne se défilerait pas. Il franchit la petite distance les séparant et poursuivit avec elle, cherchant Le Faucheur.

Jeff ? Êtes-vous là ?

Durant un temps indéterminé, il n'y eut pas de réponse. Adrian eut l'impression que cette absence de réponse dura longtemps. Le grand loup à crinière finit par apparaître au détour d'une grande stèle. Il avança vers eux, les regardant tour à tour. Il s'arrêta à une distance raisonnable d'eux, restant debout.

Adrian, Hybris, en quoi puis-je vous aider ? Je me doute que ce n'est pas une simple visite.

Effectivement, ce n'était pas une simple visite de courtoisie. Si par le passé, Adrian était déjà venu au cimetière pour ce motif, sans doute qu'Hybris n'y venait jamais sans une raison. Alors eux deux ensembles, c'était forcément qu'il y avait quelque chose à demander, une situation nécessitant son avis ou des informations sur le pays qu'ils souhaitaient avoir. Aujourd'hui, c'était une demande, et pas n'importe laquelle.

C'est exact. Si nous sommes ici, c'est parce que nous avons eut une discussion sur notre avenir et notre présence actuelle en ce monde. Nous sommes tous les deux arrivés à la même conclusion : nous sommes dépassés, isolés, nous ne connaissons plus personne, nous n'arrivons plus à nous intégrer convenablement parmi les mortels actuels et enfin, nos buts et raisons respectifs de vivre n'existent plus. Nous n'avons plus notre place dans ce monde.

Il tourna la tête vers Hybris et termina :

Nous souhaitons mourir, tous les deux.

L'annonce était faite. Adrian adressa un tendre sourire à sa meilleure amie et parfois amante. Bizarrement, la boule au ventre qui s'était formée en approchant et entrant dans le cimetière venait de disparaître. Un poids avait quitté ses épaules : il se sentait plus léger. Il l'avait annoncé au Faucheur et ça faisait du bien. Maintenant, il y avait la dernière étape à passer et ils seront libres. Libres de leur vie ici-bas, libres de retrouver là-haut tout ce qu'ils avaient vécu de meilleur.

Le répit des combats fut de courte durée. Quinze jours après la bataille des éléments, il y eut l'assaut des cavernes à la Source. Jeff avait dû repartir sur un champ de bataille pour exécuter son devoir. Il s'était posté sur l'une des collines Nivéus et avait attendu la fin des combats, comme à son habitude. Cet affrontement fut rapide. Il y avait eu peu de perte, les cavernes capitulant une quinzaine de minutes après leur franchissement de la frontière. Les frères cendrés avaient tué le chef des cavernes et l'avaient décapité. Ils avaient lancé un hurlement de victoire et avaient trottiné un peu partout en exhibant la tête. C'est ce qui déclencha la retraite des loups des cavernes. Les Sources avaient poursuivi les cavernes jusqu'à la frontière, et un peu au-delà, pour être sûr et certain qu'ils ne soient plus là et pour les chasser totalement. Le Faucheur avait profité de ce moment pour agir. Parmi la poignée de morts, il avait ramassé l'âme de Yogrenn et celle de Mijaw, la sentinelle à l'origine de l'alerte. Gaor, quant à lui, fut sauvé in-extremis par sa consœur. Néanmoins, son cas resté en suspens, Jeff n'étant pas certain qu'il survivrait, car il pourrait faire une chute comme Ragnar. En tout cas, l'assaut des cavernes ne lui avait pas donner trop de boulot et cela l'avait ravi. Après tout ce qu'il avait dû ramasser durant Akui, il espérait à présent que les conflits ne reviendront pas avant un bon moment.

Aujourd'hui, Jeff observait le cimetière du haut de son promontoire de roches. Anvie avait été sauvé de la mort du Bourreau et avait pu partir du château lors de l'opération des clans, quand Rahawk avait ouvert les cages en amont. La femelle de la fratrie était revenue au cimetière. Elle avait vite repris ses habitudes à vadrouiller, une fois son état lui permettant. Quant à Rakah et Zachary, il n'avait pas la moindre idée d'où ils étaient. Il était donc seul, pour l'instant.

Jeff ? Êtes-vous là ?

Cette voix l'avait sorti de sa torpeur. Lui qui commençait à couler agréablement et tranquillement vers les méandres du sommeil, le voilà ramené à la surface. Il redressa la tête et décroisa ses pattes. Il n'avait pas reconnu la voix, mais ses yeux tombèrent bien vite sur deux silhouettes en contre-bas. Avec les grande oreilles de l'un et les ailes de l'autre, il les reconnu sans mal : Adrian et Hybris, deux immortels, deux vampires. Bien qu'Hybris n'en était pas vraiment une à proprement parlé. Il se demandait bien ce qu'ils venaient faire chez lui. Il se leva, descendit de son perchoir et partit à leur rencontre.

Adrian, Hybris, en quoi puis-je vous aider ? Je me doute que ce n'est pas une simple visite.

Si ce n'était qu'une simple visite, alors c'était étrange qu'ils soient là les deux. Mais en écartant cette hypothèse très peu probable, il se demandait vraiment ce qui les amenait ici. Y allait-il se passer quelque chose au sein du Désert ? Ils espérait que les deux vampires ne venaient pas pour lui annoncer un nouveau conflit. Comme les atheris viperae qui ont décidé d'essayer de renverser la direction en place par exemple. Visiblement, ces loups étrangers étaient partis, mais on ne sait jamais... Seulement, ce fut tout autre chose que le couple venait lui demander.

L'hybride chauve-souris engagea les explications. Ils venaient suite à une discussion entre eux. Discussion qui les avait mené à une conclusion concernant leur place dans cette époque. Dépassés et isolés furent employés pour décrire leurs situations. Ils s'étaient rendu compte qu'ils n'avaient plus de réelle place au sein du clan du Désert et qu'ils avaient de la difficulté à s'intégrer. Leurs buts étaient lointains, déjà atteints. D'autres avaient forcément fais surface avec le temps, ou n'avaient plus lieu d'être, mais en tout cas ils n'en avaient plus actuellement. Bref, ils n'avaient plus leur place dans ce monde.

Nous souhaitons mourir, tous les deux.

Il les comprenait. Lui aussi, parfois, il aimerait ne plus être là. L'immortalité était à la fois un don pour transmettre à toutes les générations des informations, des connaissances et des histoires, mais c'était aussi une malédiction. Fort heureusement, le concernant, il avait un but qui ne sera jamais atteint véritablement, car son travail continuera jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite ou que Rhéa l'y mette. Il avait donc une raison de vivre et d'arpenter ces terres après deux siècles d’existences. C'était pareil pour Odine. La vie était parfois monotone, mais heureusement, il arrivait des évènements qui le distrayait comme la portée d'Ata. Il y avait aussi des évènements qui lui donnaient du travail ou encore, qui changeaient l'atmosphère du pays comme Pandore et récemment Akui. Maintenant, tout devrait revenir à la normale.

Vous êtes donc venus me voir pour que je mette fin à vos jours ?

Même si leur venue leur semblait évidente, il fallait qui leur pose la question pour être sûr de ce qu'ils souhaitaient. Ils avaient plusieurs façon de mourir après tout. Si c'était lui qui s'en chargeait, au moins ils étaient déjà sur place et il n'aurait pas à faire le chemin pour aller quérir leurs âmes. Il pourrait même les enterrer ici, tous les deux, côtes à côtes. Il savait la relation qu'ils entretenaient. C'était un peu comme lui avec Odine, sans le fait de passer des périodes de chaleurs ensemble.

La réponse ne se fit pas attendre. C'est Hybris qui lui répondit. Oui, ils venaient pour que ce soit lui qui sonne le glas de leur éternité. Ils voulaient en terminer, mais en faisant ça proprement, avec quelqu'un qui les comprenait et accepterait d'achever leur longue vie. C'était un suicide assisté. À son tour, la fausse vampire donna son point de vu sur leur vie. Ils étaient tous les deux en accord. Au moins, l'un n'était pas là par un semblant d'obligation. Ils étaient là de leur plein gré, tous les deux unis pour sauter le pas. Ils étaient les seuls de leur époque encore ensemble. Il y avait une poignée de vampires çà et là, mais ils ne devaient être que des connaissances pour eux. Puisque la juge disait n'avoir qu'Adrian et inversement.

Jeff se demanda un instant si le clan du Désert est au courant de leur départ. Ils venaient de déserter en quelque sorte. Enfin, les deux immortels n'y avaient probablement pas pensé, et même si ça leur avait effleuré l'esprit, à quoi bon avertir ? Les vampires âgés comme eux, ayant traversé de multiples générations, se fichaient bien pas mal des directions établies et de ce genre de règles. S'ils veulent déserter, ils désertent. S'ils veulent aller dans un autre clan, ils le font. Tout simplement. Ils ne seront des ennemis pour le clan en question qu'une dizaine d'années et passé ce délai, ils pourront y retourner comme si de rien n'était. Sauf que cette fois, cette désertion en duo était la dernière de leur vie. Jamais ils ne retourneront au Désert, jamais plus ils ne partiront du cimetière. Tout était derrière eux et le resterait. Ils avaient fait la majeure partie du chemin jusqu'à leur fin. Il ne restait plus que celle où il prend leur vie, leur âme et les conduit à Rhéa.

Les deux loups s'étaient approchés. Assis, ils se faisaient un câlin. Le dernier. Du moins, en théorie, car Jeff ne savait pas comment ça se passait une fois que Rhéa prenait le relais. Enfermées dans son glowstick, les deux âmes pourront continuer de se voir et de se parler jusqu'à la statue de la Mère. Quoi qu'il en soit, c'était la dernière fois qu'ils se touchaient véritablement.
Les yeux fermés, ils profitaient tous deux du contact. Le Faucheur choisit ce moment pour exécuter son office. Il fit apparaître sa faux entre ses crocs et s'approcha d'eux silencieusement et sans un mot. Il allait les prendre par surprise, pour qu'ils ne redoutent pas le moment fatidique. Il ne devait pas se louper. Par chance, ils faisaient quasiment la même taille, ce qui facilitera son exécution. Le tranchant de sa lame s'abattit, coupant net les deux têtes dans son mouvement. Adrian et Hybris venaient de mourir, alors qu'ils s'adonnaient à un geste tendre. Ainsi, ils n'avaient pas eu l’appréhension et la panique potentielles de voir sa faux ou ses crocs se refermer sur la gorge de l'autre. Ils étaient venus ensemble, ils repartaient ensemble et avaient rendu leur dernier souffle ensemble. C'était beau.

Le Faucheur déposa délicatement sa faux au sol, puis s'assit. Il engagea le rituel de son pouvoir. Les deux corps furent enveloppés d'une boule noire opaque. Jeff eut du mal à trouver des souvenirs où ils étaient tous les deux, car ils avaient passé l'équivalent de 45 000 jours environs sur cette Terre. Beaucoup de passages furent flous ou répétitifs, comme les journées se répétant. Il mit aussi au moins cinq bonnes minutes pour faire défiler l'intégralité de leurs images, jusqu'au commencement. Il les projeta dans le clan de l'Air, alors qu'Adrian avait une dizaine d'année et qu'Hybris venait de retrouver sa jeunesse et changer d'apparence pour la première fois. Il les laissa là pendant un moment, faisant défiler les jours ensemble de façon limpide. Si Adrian et Hybris avaient l'impression de revivre chaque jour, en temps réel en réalité, ça ne durait pas bien longtemps, car tout repassé rapidement. Vous voyez quand vous avez l'impression d’avoir vécu plusieurs heures ou jours dans votre rêve et qu'en réalité ça ne dure que vingt minutes ? C'est la même chose. Jeff fit défiler les jours et les périodes où ils avaient passés du temps ensemble. Il y avait même du bon temps...

Lorsqu'il finit cette séance de souvenirs et de vécus, il récupéra les deux âmes. Sa faux disparut. Il n'entreprit pas tout de suite le voyage jusqu'à Rhéa, car il n'allait pas laisser les deux corps ainsi exposés. Alors, il entreprit son rôle de fossoyeur, qu'il revêtait quand quelqu'un mourrait chez lui. Il creusa un trou où il y déposa soigneusement les deux corps et les deux têtes. Ainsi, même dans le cimetière, ils continueront d'être ensemble. Une fois la tombe rebouchée, il alla voir Rhéa. Quand il fut au pied de sa statue, il lui offrit l'âme de la fille du premier alpha de l'Air et l'âme d'un de ses fils créé.