Ystrelle était partie loin au nord pour sa chasse ce jour-ci. Elle avait suivi les traces d'une harde de biches pendant plusieurs heures jusqu'au nord des Collines Nivéus. De sa cachette dans les buissons, elle avait observé ses élégantes proies sur le fond blanc grisâtre des collines. Les enfants de Gothic qui grandissaient dans son ventre la déconcentraient parfois, et elle devait recommencer à chercher une bête faiblarde dans le troupeau. Finalement, alors qu'elle s'élançait vers sa proie, l'un des petits jugea que c'était le moment pour lui donner des coups de pattes et pour changer de position. Elle s'arrêta net, serrant les dents, c'était assez désagréable et douloureux. La harde disparut dans les bois, la bête plus faible à leur suite. Elle soupira. Ses pattes commençaient à être douloureuses. Elle décida de rentrer par les collines plutôt que de les contourner. Elle avait entendu dire qu'on se sentait comme sur des nuages sur la cendre froide.

Elle avança dans la douceur du sol. Il absorbait le son de ses pas, rafraichissait ses coussinets. Elle portait un lapin qu'elle avait attrapé peu après la débandade des biches. Un bien faible butin pour une chasseuse d'ordinaire plus prolifique. Les guerriers devaient avoir fini l'entraînement depuis un moment, ils auraient faim, et seraient désagréables. Elle soupira de nouveau. Ils bougeaient de nouveau. Elle sourit en tentant de les imaginer. Comment seraient ils? Comme leur père? Grands? Imposants? Charismatiques? Ou plutôt comme leur mère? Fins? Rapides? Furtifs? Y'aurait-il plus de mâles que de femelles? Ou l'inverse? Combien seraient-ils? De ce qu'elle sentait remuer, ils seraient en tout cas en bonne santé.

Elle posa son lapin pour s'allonger dans la cendre, pouvaient-ils sentir le plaisir qu'elle ressentais contre la fraîcheur du sol? Elle gratta l'épaisse couche grise pour faire apparaître les petites fleurs multicolores. Les découvrant, elle eut un sourire de ravissement. Elle se promit d'y amener ses petits un jours pour leur montrer ces minuscules bijoux végétaux. Toute absorbée à son observation, elle n'entendit pas le chef d'armée approcher.

Bonjour, Ystrelle.

La jeune louve sursauta. Elle était tellement absorbée dans la contemplation des fleurs que même quand il fut juste au dessus d'elle, elle ne le vit pas. Les petits n'avaient pas apprécié son coup au coeur. Ils s'agitaient vivement dans son ventre. Elle grimaça de douleur et se releva pour incliner respectueusement la tête devant son supérieur. Il fit un sourire.

Belle journée n'est-ce pas?

Bonjour Yû, oui, très belle. Je sais que je n'ai pas fait bonne chasse, les guerriers vont être mécontents mais je...

Elle s'interrompis, si Yû était là, c'est qu'il n'y avait pas eu d'entraînement ou qu'il n'avait pas été surveillé. Les guerriers seraient peut-être de moins mauvaise humeur qu'elle ne le pensait. Elle se rappela également que personne au clan ne savait encore que Gothic était le père de ses petits. De fait personne ne lui avait rien demandé, même si Karara l'avait regardé bizarrement la dernière fois qu'elle était passé lui apporter une grive. Et elle ne savait pas trop comment en parler. Elle avait aussi peu eu l'occasion de côtoyer l'assassin depuis ce fameux après-midi.

Elle se reprit. Il fallait qu'elle finisse sa phrase, sinon elle lui paraîtrait idiote.

Mais je n'ai pas trouvé mieux. Comme tu peux le voir je suis un peu lourde, alors les biches vont plus vite. J'ai testé une nouvelle technique mais ils ont décidé que c'était le bon moment pour bouger.

Elle prit un air énervée et regarda son ventre comme si elle réprimandait ses petits. Elle sourit au chef d'armée et lui désigna sa petite proie.

Ce n'est pas grand chose mais si tu as faim, il est pour toi. De toute façon d'autres auront probablement trouvé mieux pour tes guerriers.

Elle s'assit, ses pattes fines contrastant avec son ventre qui s'arrondissait.

Yû lui sourit et lui fit un clin d'oeil.

Allons, ne t'inquiète pas garde ta proie. Elle sera plus utile à toi et tes petits que moi.

Elle l'observa, il était vrai que pour sa taille, un lapin ne ferait pas plus d'effet à son estomac qu'un simple amuse-gueule. Malheureusement, le lapin lui donnait la nausée et elle ne pouvait pas le manger. L'un de ses petits ne devait pas aimer la viande de rongeur, car les souris, rats, mulots et autres ragondins lui faisaient le même effet. Heureusement elle pouvait encore manger de la volaille et du gros gibier. Mais les premiers étaient durs à attraper et les seconds se faisaient rares sur leur territoire. Elle avait déjà mis un temps fou pour trouver la petite harde de biche qui lui avait échappé. Quand aux sangliers, ça faisait des semaines qu'elle n'en avait pas vu les traces; de toute façon pour eux il fallait s'y mettre à plusieurs.

Je ne peux pas, les petits n'aiment pas... Je ne peux manger que des oiseaux ou du gibier. Ils sont déjà difficiles ahah! Si tu n'en veux pas ce n'est pas grave, le vieux Rawleth les adore. Il sera ravie d'avoir un peu de compagnie aussi et me racontera de nouvelles histoires

L'ancien raffolait du lapin, la jeune louve ne l'avait jamais vu manger autre chose. Elle aimait passer ses soirées dans sa tanière, il lui racontait les exploits de son père en tant que guerrier avant que le loup noir ne mette fin à sa vie. Elle s'endormait souvent chez lui et il la laissait faire parce qu'il savait qu'en échange, il recevrait toujours ses repas préférés. Quand elle n'en chassait pas, elle allait à la réserve pour lui. Il commençait à avoir du mal à se déplacer. Il ne vivrait sûrement plus très longtemps, elle et lui en avaient parfaitement conscience aussi profitaient-ils des moments qu'ils avaient pour s'occuper l'un de l'autre. Elle aimait le vieux Rawleth comme un père. Le chef d'armée continua sur sa lancée.

Pense plus à te reposer avant leur naissance car à ce que je vois ils te mènent la vie dure. Et ils feront la fierté de la meute. De forts louveteaux comme leur père et aussi rapide que leur mère.

A la mention de leur père le coeur de la louve se glaça. Gothic avait-il parlé au chef d'armée? Même Rawleth ne savait pas qui était le père et n'avait pas demandé. Il estimait probablement que c'était à elle de lui en parler quand elle se sentirait prête. Ou qu'il verrait bien quand les petits seraient nés. Elle déglutit.

Leur père? Tu sais qui est le père? Il te l'a dit? Personne ne sait, même Karara ne sait pas...

Allons, Ystrelle, sois sans crainte. Je m'intéresse peu aux histoires de famille. Mais tout ce que je sais, c'est que mes guerriers sont les plus forts de cette terre. Et puis, si tu traînes avec un ennemi, sache que j'en informerai l'alpha sur le champ.

Elle se senti mal à cette mention. Karara pouvait être terrifiante quand elle était en colère et même quand elle ne l'était pas. Quand c'était Ystrelle qui devait lui apporter à manger, elle traînait le moins possible en sa présence. Surtout ces derniers temps qu'elle était à cran. Il sourit, il la faisait marcher.

Mais de toute façon, tu es une fidèle chasseuse Ystrelle. Et ne t'inquiète pas pour le père, je ne connais pas son identité. Et tu sais que je dis toujours la vérité.

Elle ne doutait pas de l'honnêteté du chef d'armée. De fait, ça ne la dérangeait pas que les gens sachent que Gothic était le père de ses petits, de toute façon il y avait de fortes chances pour que ça soit visible sur les futurs louveteaux. Bien sûr, certains se méfiaient encore parfois du loup cendré. Mais pour elle il ne faisait aucun doute qu'il avait un grand respect pour l'alpha et qu'il était donc dévoué au clan. Du reste, elle voulait des petits forts et en bonne santé, et il était un géniteur parfait pour ça. Il s'assit face à elle.

Ça ne me gène pas que vous sachiez qui il est, de toute façon je pense que les petits seront reconnaissables. Mais j'ai parfois peur de ce que certains pourraient dire ou penser. Gothic... Tout le monde ne lui fait pas encore une confiance absolue, mais il est fort, et intelligent. Et... Enfin je ne voulais pas avoir de problème pour ma première portée, il me fallait un père solide pour que les petits le soient aussi. Aussi, personne n'a rien demandé à savoir alors je n'ai rien dit.

Les petits s'agitaient de nouveau. Elle se leva, il se repositionneraient mieux s'ils n'étaient pas entravés par sa posture. Ils seraient bientôt là, elle était à la fois impatiente et un peu triste. Bientôt ils ne seraient plus seulement à elle mais aussi au clan. Elle se demanda comment le chef d'armée allait réagir au nom du père. Il serait son thermomètre de réaction. S'il réagissait bien, elle le dirait au vieux Rawleth et à Karara. S'il réagissait mal elle lui demanderait de garder ça pour lui. Elle savait qu'il le ferait. Mais lui qui appréciait la force, elle était certaine que Gothic aurait sa bénédiction, enfin, elle l'espérait.

Le chef d'armée était visiblement très étonné, mais son expression ne se transforma pas en grimace de dégoût ou de colère mais plutôt de fierté. La jeune louve se senti soulagée.

C'est un très bon choix je trouve. J'ai confiance en Gothic même si il est quelques fois des plus énervant. Mais j'aime son côté loyal en combat et cela me rend fière de l'avoir dans l'escadron depuis que j'ai monté d'un rang.
Puis, n'écoute pas les gens à propos de Gothic. Si tu l'as choisi c'est que tu as confiance en lui n'est-ce pas? L'enfant ne fait pas le père. Ils ne craindront rien de moi en tout cas. Quant à Karara, elle le verra d'elle-même et sa m'étonnerait qu'elle soit négative en ta portée.

Les paroles du chef d'armée lui réchauffaient le coeur. Elle lui fit un sourire radieux. Les petits décidèrent qu'ils pouvaient la laisser un peu tranquille. Les mouvements dans son ventre cessèrent, enfin. Elle soupira de bonheur. Ça faisait au moins deux jours qu'il ne s'étaient pas arrêté comme ça. Ils lui donneraient du fil à retordre quand ils seraient nés.

Si tu veux, je ferai en sorte que les petits ne craignent pas les histoires qu'on raconte sur leur père.

Elle explosa de rire, elle ne pouvait plus s'arrêter. Le chef d'armée la regardait choqué. Elle se calma un peu et réussit à reprendre son souffle. Elle essuya une larme qui avait coulé sur sa joue.

C'est très gentil de ta part Yû, mais je pense que s'ils sont ne serait-ce que la moitié de leur père, personne n'osera les embêter. Elle prit un air féroce
Et si jamais quelqu'un osait il aurait affaire à moi.

Elle lécha ensuite sa fourrure hérissée pour la lisser. Ses poils argentés avaient durci. Heureusement qu'elle ne les avait pas projetés, Yû n'aurait pas aimé. Elle huma l'air, le vent s'était levé et apportait l'odeur du camp en contrebas des collines et avec elle, celle de nombreuses proies. La chasse de ses frères d'armes avait été fructueuse apparemment. Elle sentait même le fumet d'un grand cerfs. Elle sentit l'eau lui monter à la bouche. son ventre gargouilla, les petits se remirent à bouger. Eux aussi avaient faim.

Pardonne moi Yû mais je vais te laisser et rentrer au camp, l'appel du ventre. Et puis Rawleth sera grognon s'il doit trop attendre. Profite bien de ta promenade!

Elle partit en trottinant, de sa démarche alourdie par sa grossesse.