Chutes magistrales

-Aymeric-

La journée avait été bien longue pour le jeune chasseur. Il avait appris la mort de sa tantine et de son cousin il y a peu, enchaînant avec celui de sa mamie, et n'arrivait toujours pas à y croire. On disait souvent que le malheur touchait au hasard, sans distinction, et il n'y avait jamais vraiment cru en ces temps de paix. Mais aujourd'hui, il devait se rendre à l'évidence : s'il avait été chanceux de ne pas avoir perdu son père, sa famille avait été durement touchée après ces trois morts d'affilée.

Aymeric avait été autorisé à arrêter les entraînements quelque jours, le temps de se recueillir avec sa famille. Heureusement, sa maman était revenue, et lui et ses sœurs se serraient les coudes pour aller aider leurs cousins et cousines très impactés. Cependant, le jeune loup n'avait pas eu le temps de faire son deuil, et sa tristesse sourde restait au fond de lui, lui sapant ses forces comme une sangsue.

Ce soir là, il était allé aux chutes magistrales, après avoir passé plusieurs jours entre sa tanière et celle de ses cousins. Il ne supportait plus l'ambiance qui y régnait, et en tant que fils et aîné de sa famille, il prenait la charge et la responsabilité de faire en sorte que ça aille mieux. Il s'épuisait alors, rongé par la culpabilité d'avoir laissé Yoru échapper à leur surveillance. Il n'osait même pas imaginer l'état de Deenos, mais il ne connaissait pas assez bien son tonton pour lui en parler. Le son de l'eau qui s'écoulait l'apaisa, et il ferma les yeux, allongé près des chutes. Au fond de lui, il sentit la douleur qu'il essayait d'enfouir refaire surface, et il baissa le museau, sentant les larmes lui monter aux yeux. Mais soudain, il sentit une odeur familière, qui lui semblait pourtant si lointaine : Eris. Il releva vivement la tête et l'aperçut. Il renifla, essayant de cacher son état, avant de la saluer, un peu gêné :

Oh euh ... Salut Eris.

-Aymeric-

La démonia lui lança un regard, qui signifiait clairement qu'elle avait compris. Il baissa le museau, vaincu. Après tout, ils se connaissaient depuis l'enfance, et il était très mauvais pour cacher ses sentiments. Il sentit Eris se rapprocher, puis se glisser sous son aile pour se peloter contre lui. Il releva les oreilles, surprit de ce contact inhabituel. En temps normal, il en aurait été si heureux, mais là elle ne lui procurait qu'une petite sensation de chaleur qui n'atteignait pas son cœur.


Aymeric garda le museau baissé, mais il sentit ses sanglots revenir. Ses larmes coulèrent le long de son museau sans vraiment qu'il ne cherche à les arrêter, et il gémit. Tous les sentiments qu'il avait essayer d'enfouir refaisaient surface, et chaque pensée semblait lui arracher un morceau du cœur. Il garda le regard fixé sur l'eau devant lui, reniflant, et fit d'une voix misérable :

C'est juste ... c'est tellement injuste. Et je peux rien faire, rien du tout.

Il crispa ses pattes dans le sol meuble en face de lui, le regard fixé devant lui. S'il avait pu ... S'il avait pu, il aurait été cherché Yoru, volant tout le jour et toute la nuit. S'il avait pu, il serait allé chercher Triss, l'aurait attrapée avant qu'elle ne dévale la pente. Mais il n'avait rien fait, rien. La culpabilité lui rongeait le ventre lorsqu'il pensait à Yoru, et il avait mortellement peur que sa sœur Kaleea fasse une bêtise. Elle avait déjà fait du grabuge au palais, et ... Il secoua la tête en gémissant. C'était ces pensées qui l'empêchaient de dormir la nuit, qui le maintenait éveillé. Et s'il arrivait quelque chose à ses parents maintenant ? Ou à ses sœurs ? Il ne se le pardonnerait jamais. Il sentit une bouffée d'angoisse le prendre, mais il prit une grande inspiration et la chassa. Le corps d'Eris à côté de lui avait presque disparu tant il était prit dans ses pensées, il y était capturé.

-Aymeric-

La langue d'Eris le tira de ses réflexions, et il tourna la tête vers elle, semblant la regarder pour la première fois. Il observa ses yeux ambrés, si triste, son pelage rouge blotti contre lui. Il sentit son cœur se serre. il ne voulait pas, il ne voulait pas la perdre elle non plus. Comme un réflexe, il contracta son aile pour la serrer un peu plus contre lui, comme pour l'empêcher de partir. Un sanglot remonta le long de sa gorge, et il baissa la tête pour enfouir son museau dans les poils d'Eris, cachant son visage à la louve. Il gémit :

Je ne veux pas te perdre toi non plus ... Je ne peux pas te perdre.

Les sentiments du jeune chasseur se fondaient dans une masse confuse, et il continua à sangloter. Il lui semblait qu'il avait une énorme boule de tristesse dans son ventre et que pleurer ne suffisait pas à la faire sortir. Pourtant, c'était toujours mieux que la douleur sourde qu'il subissait depuis plusieurs jours. Au moins, il s’exprimait, et Eris était avec lui. La louve ne disait rien, elle était simplement là, avec lui. Il savait combien elle n'était pas une fan des contacts, pourtant il sentait son petit corps collé au sien, sa chaleur, son odeur. Il n'était pas seul au moins. Il attendit que ses sanglots se calment un peu avant de chuchoter, les yeux fermés :

Merci d'être venu.

-Aymeric-

La tête toujours enfouie dans les poils de la démonia, Aymeric s'enivrait de son odeur, de sa présence. Ces derniers jours avaient été difficiles, et il avait conscience d'avoir été psychorigide, cherchant à contrôler les personnes autour de lui pour e plus avoir à souffrir. Mais rien ne pouvait possiblement annuler les évènements, rien ne pouvait faire un bond dans le temps pour aller sauver Triss et Yoru. Peut-être alors qu'il fallait se concentrer sur ... ce qui restait, ceux qui restaient. Les protéger, eux.


Aymeric resta silencieux. Les paroles de la rouge ne calmèrent pas son angoisse. Elle qui était si forte, il y avait tant de choses qui pouvaient mal se passer. Un accident, une bagarre, une maladie ... Tant de chose. Mais il ne pouvait pas la rayer de sa vie, l'oublier. Elle était comme de sa famille à présent, au même niveau que ses sœurs, juste ... Pas pareil. Il sentit la louve lui donner un coup de truffe, et il se redressa pour la regarder.

Elle posa sa tête sur sa patte, et il eut un petit rire mouillé. L'image était tout à fait incongrue. Aymeric prit une inspiration pour chasser ses larmes, et les essuya de sa patte encore libre. Avoir autant pleuré lui avait fait du bien, plus qu'il ne le pensait même. Mais Eris avait toujours l'air triste. Est-ce qu'elle pensait réellement qu'il la chasserait un jour ? Elle avait presque eut l'air inquiète en disant ça, pourtant Aymeric l'avait suivi toute son enfance, et il comptait bien la protéger, encore plus après ce qui s'était passé. Alors que son chagrin s'apaisait peu à peu, le jeune chasseur était de plus en plus conscient du rapprochement des deux loups. Il sentit son cœur battre fort dans sa poitrine, les yeux posés sur le haut du crâne d'Eris, sur ses cornes de dragon. Il lui donna un coup de langue dans l'oreille, profitant pleinement de leur proximité :

Le jour ou je te chasserai c'est que je serais, euuuh, sacrément malade !

Il rit un peu à sa blague, quand même sacrément nulle. Il sentit la boule dans son ventre se dénouer légèrement avec le rire, un rien suffisait à présent tant son corps avait besoin de se détendre après l'épisode. Mais il n'avait étonnement pas honte d'avoir craqué devant Eris. Elle ne s'était pas moqué de lui, comme si elle avait compris que cette fois, c'était une tristesse légitime. Elle était restée là, le réconfortant. C'était tout ce qui comptait.

-Aymeric-

La louve se redressa lorsqu'il l'eut léché, l'air mécontent. Il s'arrêta immédiatement. Est-ce qu'il l'avait mise en colère ? Il sentit une vague froide le parcourir. Avait-il fait une erreur ? Il ne voulait pas qu'elle s'enfuit, surtout à présent qu'il savait qu'il n'était pas le bon loup pour elle et sa famille. Mais elle reprit seulement de sa voix habituelle :


Il lui sourit. Il se sentait mieux à présent. Et puis, il l'avait, elle. Peut-être pas pour longtemps, cela dit. Car un autre viendrait, et prendrait peut-être sa place. Son sourire s'estompa, et il l'observa alors qu'elle baissait la tête, la posant sur ses pattes. Un autre viendrait, il en était certain après sa discussion avec son père. Lorsqu'il en avait parlé, cela semblait logique, cohérent. Elle avait besoin d'un loup adapté aux critères démonias. Cependant maintenant qu'il avait les yeux posé sur elle, son odeur plein le museau, il se sentait de nouveau bizarre. Jaloux peut-être, de celui qui n'avait même pas encore de visage.

Il resta ainsi un moment, à la regarder respirer, aux prises avec ses pensées. Pourquoi tout ne pouvait-il pas être plus simple ? Il sentit son cœur se serrer. Pourquoi était-il si triste qu'elle remplisse son objectif, celui de perpétuer sa lignée démonia ? C'était ce que les amis devaient faire pourtant, se supporter. Mais il en était incapable. Il soupira, baissant la tête. Devait-il lui dire ? Peut-être qu'elle pourrait l'aider, ou peut-être que ça lui ferait plus de mal encore. Les filles étaient si compliquées, il avait du mal à les comprendre. Il dit d'une voix plus faible, tout à côté d'elle :

Eris ...

Il sentait son cœur battre la chamade, comme s'il voulait sortir de sa poitrine. Allait-elle l'entendre ? Elle était si proche, si proche de lui, et il ne voulait plus qu'elle s'en aille à présent. Elle avait dit qu'elle ne partirai jamais, mais Aymeric avait encore tant de questions, et il voulait être sûr à présent. Il voulait la garder, car l'avenir pouvait être plus sombre que jamais. Il reprit, d'une voix un peu plus rauque à cause du stress :

Tu as dit que ... je ne te perdrais pas, même quand tu auras trouvé le loup que tu recherche ? Celui qui va pour les démonias ?

Il sentit son ventre se serrer de nouveau, le dire rendant la chose plus réelle encore. Elle allait continuer sa vie loin de lui, avec ce nouveau loup qui serait probablement moins bien que lui, mais qui serait plus adapté aux couleurs démonias. Elle allait être ... Aussi proche avec un autre, voir plus encore, bien plus que tout ce qu'il aurait rêvé en étant enfant. Et c'était dur pour le chasseur d'accepter cette idée.

-Aymeric-

La louve à corne releva la tête, croisant son regard anxieux. Elle aussi avait l'air mal, et Aymeric put lire la confusion dans son regard. Comme si en cet instant, elle avait oublié de cacher ce qu'elle ressentait. Il plongea son regard dans le sien, et son coeur se serra. Ils étaient amis, mais en ce moment là il semblait y avoir une barrière d'incompréhension entre eux, quelque chose qui allait bien plus loin que le deuil d'Aymeric. Quelque chose qui leur était propre. Eris brisa leur échange de regard, et elle plaqua ses oreilles sur son crâne, visiblement affectée par la question d'Aymeric.


Le coeur du chasseur se serra de nouveau, à en pleurer cette fois. Mais il ne dit rien. Il sentait confusément qu'il devait faire quelque chose, n'importe quoi, mais il n'y parvenait pas. Ses émotions n'étaient qu'un tourbillon, et il n'avait qu'une seule envie, celle de s'endormir pour ne plus avoir à penser. Il déglutit, la gorge serrée. Il ne pouvait même pas profiter du moment tant ses pensées s'agitaient. Il regarda le ciel, en prit une inspiration. Il supportai Eris, quoi qu'il arrive. Quoi qu'il arrive, il la protègerait, et protègerait aussi ses petits quand elle en aura. Il posa doucement son museau dans les poils d'Eris, et lui demanda :

Tu veux bien ... rester encore un peu ?

Il resta un peu tendu, mais son émotion ne transparut pas tellement de sa voix. Cependant, il n'était pas dupe, Eris le connaissait bien et saurait certainement qu'il était encore triste. Mais si elle partait ... Si elle partait maintenant, il ne pourrait pas le supporter.