Ce doux visage parti dans dire un mot... subitement, sur la pointe des pattes, ne laissant que des souvenirs, pas même une explication. Une sorte de coup de poignard caché derrière les plus belles avances, doux et perçant à la fois, inséré sous l'omoplate après le ressenti d'un souffle délicieux à l'oreille... Oh, c'est une histoire qu'il ne connaît que trop, le beau noble de l'Eau. Cette subtile trahison, il n'était pas tout le temps assez rapide pour en prendre l'initiative. Heureusement les peines de cœur ne sont généralement pas bien longues. Seulement, parfois, certaines sont plus difficiles à faire passer que d'autres et les souvenirs persistent malgré le temps. Ils laissent dans un cœur éraillé une nouvelle entaille - il y a des jolis minois qu'on n'oublie jamais.

Le grand pourpre ne se doutait pas tant de ce qui l'attendait aujourd'hui. La journée s'était annoncée ordinaire comme tant d'autres. Il avait dormi à Naïgma non loin de l'eau, et la Forêt des Rêves Bleus se révélait être le terrain de chasse le plus près de son logis temporaire. Tout naturellement, il y était allé pour se trouver de quoi bien commencer la journée. Dans sa partie de chasse, il avait déjà débusqué une souris et continuait de traquer les proies faciles. Il pistait les délicieux fumets en tenant son repas par la queue, la balançant joyeusement de droite à gauche en fredonnant. Il finit par lui faire faire un cercle avant de la gober, et il prit tout son temps pour la mâchonner, reniflant toujours les alentours avec intérêt.

Il manqua de s'étouffer.

La souris était recrachée par-terre, au pied d'un buisson qui portait une bien drôle d'odeur. C'était presque imperceptible, mais quelques feuilles en étaient vaguement imprégnées, ayant raccroché des poils bruns. Le noble releva le museau pour renifler deux coups. Une vague intuition, des souvenirs... Ces poils bruns lui parlaient, mais ce qu'ils voulaient dire était tellement inconcevable... ! Le grand pourpre regarda bêtement en face de lui. Sérieux. Quelle imagination il avait. J'ai frôlé la crise cardiaque pour une ânerie pareille ! Rassuré, il souffla brièvement pour s'alléger la conscience. Puis il ramassa sa souris en la secouant un peu pour en chasser la salive.

Mais lorsqu'il pivota pour reprendre sa route, il s'arrêta subitement en clignant des yeux. Il y avait en face de lui une silhouette. Il se raidit. Un doux visage. Ce doux visage... Il en resta sans voix.

Le grand pourpre resta encore un instant coi, les yeux rivés sur la louve maintenant bien distincte à ses yeux. Aucun doute, il s’agissait bien d’elle. Mya. Bien du temps avait dû passer depuis la dernière fois qui l’avait vue, mais elle ne semblait guère avoir changé. Dans le bleu de la forêt, les étrangetés de son pelage ressortaient avec splendeur, toujours la même splendeur qu’autrefois. Quoique quelque chose lui faisait défaut, peut-être était-ce dans sa grâce… il ne parvint pas à déterminer quoi.

Le noble s’approcha de sa démarche élégante et mesurée, sa queue torsadée battant lentement l’air derrière lui. Il voyait la solitaire affairée, elle semblait si concentrée qu'elle ne devait sans doute pas l'avoir remarqué. Mais il n’eut pas vraiment de scrupules à venir l’interrompre dans sa silencieuse tache.

Quel plaisir de te revoir, ma belle. Cela faisait longtemps.

Il accompagna ses douces paroles d’un petit sourire fiché au coin de son museau, ses yeux dorés posés sur elle avec impudence. Sa voix suave, habituellement très accentuée et frivole, était un peu grave. Il attendait de la voir se retourner vers lui, il voulait voir son visage lorsqu’elle croiserait son regard, autant pour voir sa réaction que pour pouvoir assouvir sa curiosité. Il remarqua ces feuilles, l’objet de son attention, et fit pivoter l’une de ses oreilles face à ces provisions.

Serait-ce donc ici que tu te terres à présent ? Au centre des Terres, ce n’est pourtant guère stratégique pour la brave panthère indépendante que tu es…

Il pencha sa tête sur le côté, les sourcils délicatement haussés.

Le grand loup put se satisfaire de l'effet de surprise qu'il avait causé, mais il n'alla pas jusqu'à s'esclaffer, quand bien même il ne s'en serait pas privé d'ordinaire. Il bascula un peu la tête sur le côté en remarquant les traits un peu tirés du visage de la belle. Elle n'était pourtant pas en mauvaise condition physique, et Rain était certain qu'il n'y avait pas meilleure louve que Mya pour adhérer à la vie de solitaire...

Rain. Tu sais parfaitement que s'il y a une terre de clan que je ne foulerai plus jamais, c'est bien celui de la Terre, tu devrais revoir ta géographie.

Les traits du beau mâle s'adoucirent lorsqu'il vit la féline louve protester. Même dans l'indignation, elle restait toujours aussi mignonne. Il comprit rapidement où résidait sa confusion, cela l'amusa.

Oh non, ma belle, pas ces terres-là, mais les Terres d'Elémenloups. Voyons, je n'aurais pas osé te faire cet affront... !

Il avait du mal à retirer la douceur de son regard, même si en un sens il le voulait. Une part de lui refusait toujours la simplicité avec laquelle elle lui avait échappée. Il restait d'un calme implacable malgré tout, toujours digne dans son allure.

Qu'est-ce qui t'amène si loin de ton clan?

Paisible, il fit un pas où deux sur le côté, franchissant un peu plus la distance qui le séparait de la brune, mais précautionneux malgré tout. Il faisait mine de réfléchir, ses sourcils délicatement haussés.

Je révise ma géographie...

Il lui jeta un coup d'œil malin, puis il leva une patte et cueillit machinalement la feuille d'un buisson au passage. Maintenant que l'automne se levait, Naïgma se faisait plus venteuse, si bien qu'il fréquentait les terrains plus couverts des terres neutres pour ses promenades. Il rectifia :

Je n'ai guère besoin de raisons pour m'absenter et vagabonder. Mais plutôt, pourquoi ne t'approches-tu donc pas des terres aquatiques ? Ton aversion pour les terrestres, je la comprends. Il n'empêche que les terres neutres ne sont pas les plus hospitalières, et puis, n'as-tu donc rien qui t'attirerait par là-bas... ?

Il lui lança un coup d'œil mystérieux. Il n'était pas à l'abri d'avoir entendu un ragot ou deux.