-Kuma-

Dès que les premières neiges étaient tombées sur les tanières, Kuma avait su. Telle une louveteau découvrant les flocons pour la première fois, elle s'était assise dans la forêt, son regard laiteux tendu vers les cieux, et avait senti la neige tomber sur son dos, sur ses pattes et sur le sol. Le silence ouaté qui avait suivi les premières neiges étaient des plus précieux pour elle, elle en avait apprécié chaque moment. La journée de son choix fut la plus belle journée de ses dernières années.

Depuis quelques temps déjà, la louve sentait que son corps la privait peu à peu de sa vie. Ses articulations étaient rouillées, et les douleurs de son corps s'étaient amplifiées, rendant chaque matin difficiles. Elle avait limité ses ballades quotidiennes à un simple aller retour entre sa tanière et le lac, où cela faisait longtemps qu'elle ne pêchait plus rien. Mais elle persévérait, désireuse de ne pas voler sa place au sein des tanières. Cependant, l'arrivée de la neige avait été le déclencheur de sa décision. Kuma n'avait jamais voulu être un poids, et elle souhaitait mourir dignement. Son dernier choix serait celui-ci, et elle en serait fière.

Cependant, laisser son fils, ses amis derrière elle était son seul regret. Elle savait qu'Imryu ferait avec, et malgré tout, les deux femelles se rejoindraient sûrement bientôt aux côté de Rhéa. Mais son fils ... Son fils était troublé, elle avait pu le voir. Elle n'en connaissait pas la raison, mais pour lui, elle était restée. Elle s'était accrochée, repoussant son déclin, jusqu'au jour ou Heindrick revint pour tout lui raconter. Il lui parla d'une louve, d'un meurtre, de Rahawk. Ainsi que de son propre choix : il voulait rester. Elle avait acquiescé, heureuse de le voir raisonnable, mais en même temps triste et résignée. Car s'il avait fait son choix, il ne tenait qu'à elle de respecter le sien.

Alors, après une semaine de réflexion, elle avait décidé que son fils était désormais capable de se passer d'elle. Au petit matin, elle s'était éveillée de son semi-sommeil, sentant toutes les douleurs de son corps la parcourir en spasme. Pas encore, chuchotait-elle à sa vieillesse, à sa faiblesse. Elle pria les Dieux de lui donner la force, une dernière fois, d'accomplir son devoir. Puis, elle réveilla Heindrick, doucement, presque tendrement.

Heindrick. C'est l'heure. J'aimerais que tu me guides.

La vieille caverne n'avait jamais caché son choix de mourir sur ses terres, celles de ses ancêtres. Elle voulait que sa carcasse aille nourrir le sol de ses terres, fertilisant ainsi les lieux pour les générations suivantes de cavernes. Mais dans son état, il lui était impossible d'y aller, malgré ses souvenirs de l'endroit. Son fils devrait la guider au moins jusqu'à la plaine savane, au moins jusqu'au ruisseau. Fugacement, elle se demanda si son corps serait capable de marcher jusqu'à là-bas, mais balaya cette pensée. Les Dieux lui viendront en aide, guideront ses pas, comme lorsqu'ils l'avaient fait la première fois qu'elle était morte.

-Heindrick-

L'hiver était déjà bien installé, mais le groupe des tanières réussissait heureusement à survivre. Imryu et Kuma ne chassaient plus beaucoup, mais leurs enfants ramenaient des proies pour elles, assez pour subvenir également aux besoins de Rahawk qui s'occupait de la surveillance du territoire. Cependant, l'état de la mère d'Heindrick déclinait plus que rapidement. Le jeune caverne ne disait rien, mais voir chaque jour sa vieille mère aller un peu plus mal le rendait triste et désemparé : elle était sa seule famille de sang encore avec lui, la seule en qui il avait pleinement confiance, et l'imaginer partie l'emplissait d'une angoisse sourde et puissante.

Un matin, il fut réveillé doucement par la voix cassée de Kuma. Il ouvrit les yeux, ne comprenant qu'à moitié ce qu'elle lui disait, mais très vite ses mots atteignirent l'esprit embrumé du mi-vampire : elle voulait partir, pour de bon. Son coeur se serra. C'était le moment. Kuma avait toujours voulu mourir sur les terres cavernes, mais Heindrick avait espéré qu'elle y renonce. Il aurait aimé l'enterrer au cimetière, pour pouvoir pleurer sa mort quelque part. Cependant, il ne s'opposa pas à sa volonté, seulement inquiet : allait-elle réussir à faire le trajet ?

Il répondit d'une voix faible qu'il était d'accord, avant de se lever et se toucher du museau la vieille carcasse de la caverne. Elle était là, encore vivante, son esprit était toujours le même derrière ses yeux vitreux, et il ne voulait pas la perdre. Mais il ne pouvait pas s'opposer à son choix de mourir avec dignité. Alors, il la guida vers la sortie, maintenant constamment le contact avec sa mère pour l'amener à travers le campement. D'un grincement rauque, Kuma lui demanda de l'amener à la tanière d'Imryu d'abord, afin de lui dire au revoir. Sans un mot, il s’exécuta, et une fois arrivé appela doucement la louve rouge et noire, qui sortit de sa tanière. Elle comprit vite la situation, et vint faire ses adieux à sa vieille amie. La douleur des deux loups étaient palpables, mais la mine résolue et paisible de Kuma atténuait un peu la tristesse d'Heindrick. Elle n'avait pas besoin de parler pour lui dire qu'elle souffrait de sa situation, et qu'à présent la mort était l'unique façon de la libérer réellement.

Puis, il se mirent en route. Ils marchèrent lentement, au rythme de la vieille caverne, sortant des limites des tanières, longeant les marais. Le chemin prit plus d'une journée, et ils durent s'arrêter pour la nuit, Heindrick chassant pour nourrir la mère et le fils. Le lendemain, durant l'après-midi, il atteignirent enfin le cours d'eau qui parcourait les terres cavernes. L'air était frai, mais le ruisseau n'était pas gelé. Dès que Kuma entendit l'eau, elle s'arrêta, avant de se tourner vers son fils :

"C'est ici que tu dois me laisser, mon fils. Je dois continuer seule."

La gorge nouée, Heindrick ne répondit rien. C'était comme ça que tout allait se finir, alors ? Il ne la reverrait plus ? Il sentit ses yeux le picoter, mais aucune larmes ne coula. Il n'était plus un louveteau depuis longtemps, et avait apprit à ne plus pleurer. Cependant, sa mère le regarda d'un air tendre, sentant son désarroi. Elle lui sourit, paisible, et continua de sa voix grave et lente :

"Ne soit pas triste. Je m'en vais rejoindre les Dieux comme j'aurai du le faire il y a bien longtemps. Ils m'ont sauvé la vie il y a des années et m'ont offert un fils, c'est normal qu'ils me rappellent à présent."

"Je ne veux pas que tu partes"

Heindrick avait murmuré, la voix faible mais d’où transparaissait son émotion. Elle était son seul véritable repère, la seule chose qu'il savait constante dans ce groupe ou tout pouvait basculer. Son père était un clanique, et même s'il lui avait parlé de nombreuses fois, il ne pensait pas que l'ailé veuille à tout prix le protéger. Rahawk, lui, l'aimait probablement bien, mais le sacrifierai sans aucun remord pour le bien de sa famille, comme il l'avait fait avec Nephtys. Imryu veillait également sur lui, ainsi que Chérubin, mais que se passerait-il s'ils devaient choisir entre lui et leurs enfants ? La réponse était facile à deviner. Sa mère sembla lire dans ses émotions comme un muet sur les lèvres : elle avait toujours eu cet étrange pouvoir. Alors, elle lui donna un petit coup de museau avant de répondre :

"Tu n'as pas le choix. Soit fort. Adieu."

Elle l'étreignit brièvement, puis fit demi tour en s'éloignant, de son pas clopinant. Heindrick resta là, à la regarder partir le cœur au bord des lèvres. Il n'allait plus jamais l'enlacer, plus jamais la toucher, plus jamais lui parler. Il s'assit, sentant son souffle lui manquer. Il regarda la silhouette de sa mère s'éloigner sans se retourner, suivant le cours du fleuve, jusqu'à ce qu'elle disparaisse au loin. Alors seulement il se releva, et rentra aux tanières, le cœur lourd et son impression de solitude exacerbée.

-Kuma-

Le moment de dire adieu arriva vite. Dès que la vielle femelle eut commencé à marcher, une énergie nouvelle la gagna. L'énergie du non retour, du désespoir, ou plutôt dans son cas, celle de la délivrance.

Elle avait si hâte.

Son fils serait fort, elle en était certaine. Même s'il restait derrière, même s'il était triste. Son aura bleue profonde crépitait, comme ses iris. Imryu lui avait dit, qu'il avait les yeux d'un océan qu'il n'avait jamais vu. Il serait fort, il vivrait loin, elle le savait.

L'au-revoir ne fut pas si difficile. Toutes ces années n'avaient été qu'un long au-revoir. La brune entreignit son fils une dernière fois, son esprit déjà à moitié parti auprès de Rhéa. Tout était plus facile qu'elle ne l'avait pensé. Car ...

Elle avait si hâte ...

Puis, elle partit. Le chemin était long, mais elle apprécia chaque minute de ce dernier pelerinage. Dans la terre de ses ancêtre, l'air chaud de la savane lui était aussi doux que du miel. Elle ne mangea pas, se contentant de boire l'eau du fleuve pour continuer d'une force qu'elle ne pensait avoir. Paisible, elle acceptait la nature autour d'elle.

Le vent dans ses poil.
La terre meuble sous ses pattes.
Et les vautours qui l'attendaient eux aussi.

Puis, après trois jours entiers à marcher, elle arriva enfin. Elle qui ne voyait rien, elle sentait. Ici, elle reposait déjà. Dans le creux de la rivière, elle était déjà morte. Elle inspira, toussa. Toute la douleur vint l'engourdir enfin, et elle s'allongea avec délice dans le lit de feuille qui l'avait déjà accueillie une fois. Elle posa sa tête près de la rivière, ferma ses yeux aveugles. Autour d'elle, la vie crépitait encore. Mais le chemin s'arrêtait pour elle. Elle avait fait ses adieux au monde, à son fils, et une fois encore remercia Rhéa de lui avoir accordé tout ce qu'elle avait eut. Elle était fatiguée maintenant. Alors, une dernière fois, elle pria Rhéa. Cette fois-ci, elle lui demanda de venir la chercher. Dans un souffle, un dernier, elle murmura de sa voix rauque :


Je suis prête.