Aller et venir n’avaient guère importance au milieu des morts. L’Ombre errait depuis le début de matinée parmi les décombres, il avait nettoyé d’un coup de patte quelques plaques couverte de poussière, chargé de fleurs quelques stèles de pierre marbrée, sans pour autant prêter l’audition aux murmures qui venaient lui sommer de partir d’ici avant la nuit. Il était indépendant. & ne craignait ni d’être happé les hurlements incessants du vent, ni d’être pris en représailles par des linceuls. En fait, ceci lui était complètement égal. Il les ignora tout comme les meutes l’ignoraient lui aussi. Puis il entendit un cri au-dessus du brouhaha ambiant. Loin d’être un murmure, c’était un vrai cri empli de colère. Curieux, il tendit l’oreille une nouvelle fois. Rien.

Il se laissa alors couler entre les pierres. Dérangeant quelques araignées au passage, sans trembler lorsque sa fourrure s’emmêlait dans leur filet qui se déchiraient sous la pression après s’être étendu sur lui comme des voiles éphémères. Il se hissa sur une pierre en amont. S’assit paisiblement et fixa de ses yeux Azurés la louve grise qui se trouvait un peu plus loin. Son regard n’exprimait aucune forme d’agressivité, et à vrai dire, il n’appelait pas à la sympathie non plus. Le canidé gonfla sa fourrure. Il la fixait avec toujours cette même intensité.

« Il n’est pas bon de se promener ici seul. Quelqu’un ou quelque chose pourrait te voir. Je suis outré de voir que certaine personne viennent troubler le repos des morts. Les vivants n’ont vraiment aucuns respects pour ceux qui ne sont plus.» Dit-il alors que son regard s’assombrissait de minute en minute. « Ne perd pas de temps, rentre chez toi au près des tiens. Avant que je ne t’attrape. » Il gonfla sa fourrure et montra les crocs, le grand chien était prêt à en découdre – après tout, il avait été témoin d’une insulte envers les morts, personne ne le punirai mis à part lui-.

Menteuse. Une seule pensée pulsait dans l’esprit du canidé. Menteuse. Tu payeras pour cela. Il la jaugeait du regard. Le sang battait à ses tempes comme souvent dans ce genre de situation où l’enjeu était laissé au hasard. Un jeu sans importance et pourtant décisif. L’esprit du jeune chien était légèrement embrouillé. Si bien qu’en plein milieu de la conversation, il perdu le contact visuel. Il s’attarda sur l’invisible. Inattentif. Un manque de respect total. Puis il stoppa. Son museau pivota et il regarda une nouvelle fois la louve avec un grand sourire incohérent. On aurait pu croire à une réflexion profonde, mais il n’en avait été rien, il était resté vide quelques secondes. Puis il avait lancé dans une impulsion :

« Je croyais que tu étais encore vivante. J’ai dû me tromper. Excuse-moi. Je ne faisais que fleurir quelque tombe à l’approche de l’automne. Un moyen comme un autre de gagner la sympathie de ceux qui ont trépassé avant de devoir les rejoindre. »Il s’assit face à elle & attendit.

Ses oreilles étaient immobiles, toutes deux dirigées vers l’avant.

« Il n’y a pas de quoi avoir peur, je ne mord pas. Huhuhu. » L’ombre fit rouler ses épaules sous son épaisse crinière, il banda ses muscles malgré lui – et ce n’était vraiment pas pour rouler des mécaniques-. « il n’est pas donné à tout le monde de savoir croiser les crocs avec une ombre. Car je ne suis qu’une ombre. Mon nom n’a pas d’importance puisque que je n’ai personne à m’appeler. Je suis celui qui est. Je suis « Il » celui dont on parle. »

Un beau discours vide de sens. De belles promesses. Un seul oubli. L’ombre fit une pseudo révérence, en réalité, il n’inclina que la tête en guise de salutation. Il avait toujours été un peu prude sur les présentations. En fait, il se moquait bien que l’on sache qui il est puisque personne n’était en mesure d’avoir un avis constructif sur ce qu’il est. Dire qu’il n’était personne –comme l’a fait Ulysse avec le cyclope n’était pas une solution qui l’aurait satisfait -. Donc il se contentait de dire ce qu’il est, sans pour autant dire qui il est.

« Bienvenue dans mon royaume. » Son sourire s’agrandit. Il fourvoyait d’illusions. Car de toute évidence, il n’était pas le maitre des liens, mais simplement un voyageur de passage.

L’ombre fit ciller ses grandes oreilles noires. Il les inclina, puis les redressa, scannant le moindre son qui viendrait l’interpeler. Il l’avait laissé parler sans mot dire. A vrai dire, il n’avait pas bougé non plus. Il la fixait calmement. Analysant le moindre rire, la moindre remarque. Le remercier, mais qu’avait-il fait pour en avoir le mérite ? Rien. Si ce n’est qu’il était présent. Ses sourires, il n’y croyait pas. Ses yeux de regard, il n’y prêtait même plus attention, cela n’avait pas d’importance à ses yeux. Il se redressa, s’éloigna de quelques mètres, trainant les pattes dans la poussière avec toujours un pseudo sourire accroché aux babines.

« Personne ne pense à nous lorsque nous ne sommes plus. On peut bien garder un cimetière sans pour autant éprouver des sentiments envers les pierres que l’on garde. Une pierre reste une pierre s’il n’y a aucun souvenir à y accrocher. Le cœur et l’esprit ont plus de valeur que nos exploits, mais qui sommes-nous pour prétendre avoir une emprise sur ce monde. Nous mourrons tous dans l’indifférence. Les vivants sont indifférents les uns des autres, nous qui sommes morts déjà, nous avons compris quel est la valeur de la vie & ce que nous devons en faire. »

Il releva la tête. Puis lança un regard en arrière.

« As-tu essayé de faire des concessions afin que l’on se souvienne de toi un jour, ou n’est tu qu’une ombre errant dans le lointain ? »

Il fit demi-tour. Son regard se braqua une fois de plus dans le sien, un regard soutenu. Son expression changea. Il devient plus sévère, plus sérieux que ce soit dans son regard ou dans son attitude.

« Il ne sert à rien de faire de plates excuses à une ombre, puisque celle-ci ne t’écoutera pas, il ne sert à rien non plus de s’excuser auprès d’elle, puis elle te suit sans mot dire. Un simple regard aurait suffi à lui faire comprend que tu prenais en considération son geste. Les longs discours ne résolvent en rien les problèmes du monde, ce monde est corrompu, sommes-nous impuissants ? »

https://www.youtube.com/watch?v=K8zYrt0c8O4

L’ombre s’assit. Sa tête était légèrement penchée sur le côté, comme pour écouter d’une seule oreille tendue, pendant que l’autre s’attardait ailleurs dans l’éventualité d’une attaque surprise. Devait-il douter de la personne qu’il avait en face de lui, -de toute évidence, non, l’Ombre ne doutait jamais de ce genre de personne, car pour lui, elles étaient toutes identiques, toutes inutiles et toutes sans valeurs. Ces êtres n’étaient que des images. Des images qui ne faisaient que raconter des histoires. A rien ne servait de douter d’histoire ou de mythe, puisque par définition, ce n’était rien de plus que des rêves volatiles.

Il la fixait, la regardant partir. Devait-il la retenir ? La question qui résonnait dans son esprit restait toujours la même : « pourquoi ?».La réponse n’était pas si évidente qu’il l’aurait voulu, enfin pas pour lui. Il ne voulait ni être poli, ni être gentil ou « humain ». Simplement être là, lui parler pour lui parler sans compter le temps qu’ils leur restaient dans ce monde. Après tout, personne n’avait connaissance du temps qu’ils leur restaient à vivre & une ombre ne craint ni la mort, ni l’oubli. A quoi bon. L’ombre ferma les yeux. Lorsqu’il fermait les yeux, il ne voyait plus rien … et pourtant, il avait l’impression de voir bien plus loin que tout autre.

« Il ne suffit pas d’ouvrir ses yeux, ou de redresser ses oreilles pour voir ce qu’il y a devant soi. Tu sembles l’ignorer. Je ne juge pas les gens à leurs apparences, j’attends de voir ce qu’ils me cachent avant de les juger. Tu fuis, tu as peur d’être seule, d’être oubliée et pourtant… Tu t’isoles toi-même du monde. C’est un choix. Mais ne vient pas me reprocher de ne pas t’avoir invité à rester dans un futur trop probable. »

L’ombre jubilait. Il avait l’habitude de parler seul dans un certain jeu de contradiction, une sorte de valse sans fin qui lui plaisait bien à vrai dire. Sans mot dire, il était capable de sonder l’âme des gens, sans pour autant pouvoir en extraire quelque chose de palpable. Etait-ce son instinct qui lui sommait d’aller à l’encontre des autres & qui lui donnait un aperçu de ce qu’il risquait ? Il ne savait pas exactement. De toute façon, il était sourd à ces cris qui le transcendaient de l’intérieur.

« Tu as besoin des autres pour vivre n’est-ce pas ? Tu n’es pas une ombre comme je le suis. J’ai bien dit pour vivre & non pour survivre, car tout leur monde peut survivre à la solitude, bien que tous ne puisse pas jouir d’une liberté parfaite telle la mienne. »

Il restait assis, sans bouger.
Il la regardait toujours, cette fois, son regard ne s’était pas détaché une seule seconde, il n’y avait que ses oreilles pour servir de pivot entre la conversation présente & l’éventualité d’une autre réalité parallèle. Il restait à l’écoute des deux choses. Puis il finit par éclaircir sa voix et dans une courbette, il dit :

« Qui est-elle celle dont tu as parlé ? Puis-je la voir ? »

https://www.youtube.com/watch?v=ArsV7AFZBHY

« La liberté !? » souffla-t-il entre ses crocs. Qu’en dire ? En fait, il n’avait rien à comparer à cela. Il était ivre de sa propre existence & n’avait jamais été contraint physiquement ou mentalement par aucun être sur cette terre. Qu’est-ce qu’une contrainte alors ? Est-ce le fait d’être guidé de manière prédéterminée par une entité au-delà d’un miroir sans tain ou bien le fait de s’enchainer soi-même à son propre être au point de penser n’être plus rien qui puisse être contrôler ? Le chien n’en savait rien. A vrai dire, cette question n’était pas habituelle, puisqu’il ne voyait rien comme étant si précieux que de chercher des réponses à ses interrogations, il n’accordait aucune valeur à un semblant de liberté.

« Je donne à chacun ce que je lui dois, rien de plus, rien de moins. J’ose espérer qu’il en sera de même pour vous. »

L’ombre se roula au sol, la gueule légèrement entrouverte, prête à fendre s’il le fallait. Il ne fuira pas quoi qu’il arrive. Car il n’avait pas peur de la mort. Il ne se soumettrait pas non plus, gare à celui qui se méprendrait sur ses intentions. Il était fier après tout. Il ne voyait que par la qualité des coups portés & non par quantité. Ainsi. La Première Tue ou ne sera pas.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, éveillé par un souffle chaud, la louve avait changée. Rien d’impressionnant pour un sceptique d’aussi grande envergure. La crinière de l’ombre était parcourue de frisson d’excitation, camouflés sous le poids de l’animal. C’était jouissif. Lui qui s’était attendu à un refus en bonne et due forme. Il jubilait. Un sourire narquois s’était affiché et pour une fois, ce n’était pas du chiqué. Il était réellement en train de se moquer de la louve.

« Tout ce cinéma pour si peu. Ce n’est pas si mal. J’osai m’attendre à un monstre, un démon comme l’on en combat milles au travers de notre esprit, mais rien de bien impressionnant. »

Le canidé fit une roulade et se redressa, lui faisant front. Il vint coller son front contre le sien, profitant de sa taille assez imposante.

« Tu n’es pas si moche. Je t’épouserai bien pour le coup. Si tous tes vices ne sont que cela, il n’y a rien qui ne puisse être insurmontable. »

Il passa sa langue sur ses lèvres. Il la fixait droit dans les yeux.

« Il faudra juste que je t’apprenne à vivre avec tes démons. »

L’ombre tendit son dos une fraction de seconde. Las. Que se devait-il d’espérer d’une louve aussi désagréable ? Rien de toute évidence. Cette conversation était stérile. Il savait que quoi qu’il dise, cela n’aurait que peu d’impact sur la démone. C’est à peine s’il avait sillé de cette pauvre piqûre de moustique qu’elle lui avait infligé. Le sang, les larmes, les cris, les pleurs. On n’aurait pas pu dire s’il y était habitué ou si c’était par indifférence qu’il avait réussi à surpasser le maux –après tout, tout le monde sait qu’on ne ressent la douleur d’une coupure qu’à partir du moment où nous prenons conscience de cette faille dans notre chair et de ce liquide écarlate qui s’en échappe-.

« Qui te dis que cette petite dévergondée m’intéresse ? Fait en ce que tu veux, tu peux même t’éclater le crâne contre une sépulture, cela m’est égal. De tout façon, j’ai mentit, je ne réside pas ici. »

Il ferma les yeux avec un soupire. Il ne savait que dire, que penser. Après tout, il n’avait jamais craint quiconque et ce n’était pas aujourd’hui que cela allait commencer. Il exprimait même un désintérêt sincère envers autrui. L’espèce canine ne faisait que le débecter à chaque fois qu’il croisait le regard d’un de ses semblables. Trop faible, trop imparfait, trop éphémère & changeant à son goût.

« Je ne vois aucun mensonge dans ce que je vois, j’aurai cru à plus d’hypocrisie… mais je ne suis absolument pas surpris. Un démon qui se conduit en démon ne m’intéresse absolument pas. Au final … Tu es tout ce qu’il y de plus contingents. Tu comprends. Tu n’es que la seconde face d’une même pièce, il n’y a aucun mystère en ta personne. Ma curiosité s’arrête là. Désolé pour toi. »

• L’ombre ouvrit grande la gueule, laissa s’échapper un bâillement, avant qu’un soupire ne succède à un claquement de mâchoire. C’était ce qu’on appelait couramment « l’ennui ». Il gonfla son épaisse fourrure –comme les oiseaux qui sortent d’un sommeil trop long et chasse le froid et l’humidité de la nuit-. Il ouvrit alors les yeux. Puis s’interrompit.
  - « Je sais que tu ne les entendrais pas. »
  
  Il pencha la tête les yeux mi-clos, lui adressant un demi-sourire.
  
  « Pourtant moi je les entends tous. Si je suis qu’une âme, alors j’ai le mérite de pouvoir m’élever moi-même sans dépendre des autres. Je ne suis peut être qu’une entité, mais être est déjà un assez lourd fardeau sans devoir servir un alpha. Car malgré toi, tu n’es qu’une esclave des clans qui divisent les âmes. Moi je ne fais que tremper dans le néant mais je ne suis pas mécontent d’être libre. »
  
  Il la fixait sans exprimer ses émotions. Il était patient & observateur. Il n’avait aucune envie de jouer sa vie à la loterie. Il s’était assis. Immobile comme une statue de cire.
  
  « Qui es-tu toi ? Si je ne suis personne, alors dis-moi au moins qui tu es toi ? »

Blblbl: